14 – ON EN PARLERA

Ce matin-là, une activité inhabituelle régnait dans la boutique de Sunds. C’était, d’ailleurs, le désordre le plus complet. De tous les côtés, il y avait de grosses caisses de bois s’échafaudant les unes sur les autres, à demi éventrées et vomissant d’énormes bottes de paille dont les brindilles s’étalaient sur le sol et le plancher.

Un peu partout, il y avait des objets de toute nature, de toutes tailles, soit posés sur des chaises, soit amoncelés sur des étagères, ou même simplement poussés dans les coins. On avait l’impression qu’il s’agissait là d’une liquidation générale ou alors d’un déménagement.

Le Danois déménageait-il ?

Non, mais c’était tout comme, car il mettait sens dessus dessous son intérieur comme s’il avait eu l’intention de le modifier de fond en comble. À ce moment-là, il pouvait être neuf heures du matin, Sunds était tout seul dans son atelier. Quelques instants auparavant, il avait envoyé son jeune camarade Daniel lui acheter une boîte de clous au bazar le plus proche. Et ce jeune homme mystérieux et nonchalant, comme à son ordinaire, tardait évidemment à revenir au gré de Sunds, car celui-ci s’impatientait, grommelait entre ses dents :

— Assommant, insupportable, ce petit Daniel. Jamais là quand on a besoin de lui.

Sunds, d’ailleurs, sincèrement, reconnaissait :

— Il est vrai que, pour ce que je le paie, je ne puis pas exiger grand-chose.

Sunds, en effet, ne donnait à Daniel que son amitié.

De temps à autre, il l’invitait à déjeuner ou à dîner et lui permettait de coucher dans la soupente voisine de l’atelier. En échange, le jeune garçon lui faisait ses courses, l’aidait de temps à autre dans les besognes difficiles. Mais, malgré l’existence intime que menaient l’artiste et son nouveau compagnon, ils étaient toutefois très éloignés l’un de l’autre, et si Sunds, parfois, avait tenté quelques questions indiscrètes sur l’existence antérieure de Daniel, celui-ci, ou ne lui avait pas répondu, ou l’avait rabroué de la belle façon, lui disant que chacun était libre de vivre à sa guise et que lui, particulièrement, très indépendant de sa nature, prétendait ne rendre de comptes à personne.

Sunds, d’ailleurs, n’avait pas insisté.

Ce matin-là, toutefois, le pacifique Danois était fort énervé. À deux ou trois reprises il jura :

— Quel animal ! Il lui en faut, un temps !

La porte s’ouvrit et Sunds poussa un soupir de soulagement :

— Ah sapristi ! ce n’est pas trop tôt, te voilà donc, gamin ?

Mais une voix, qui n’était pas celle de Daniel répliquait :

— Gamin ? je crois que l’on me flatte ici.

Sunds se retourna et partit d’un grand éclat de rire.

L’individu qui venait de pénétrer chez lui était aussi l’un de ses familiers, mais un bonhomme qui n’avait plus rien du charme et de la grâce appartenant à la jeunesse. C’était le père Bouzille, comme on appelait dans le quartier l’ancien chemineau.

Sunds parut enchanté de le voir.

— Tu tombes bien, dit-il, tu vas me donner un coup de main.

— Ça colle.

— À ce propos, poursuivit Sunds, auquel la dernière phrase du chemineau rappelait quelque chose, à propos de colle, j’ai deux mots à te dire. Qu’as-tu fait, l’autre jour, de la colle de pâte que je t’avais confiée pour réparer les papiers du mur ?

— Il n’en reste plus du tout.

— C’est pas possible, fit l’artiste, j’en avais acheté près de deux kilogrammes.

Bouzille se contentait de répéter :

— Il n’en reste plus.

Mais le peintre insistait :

— Je te dis que ça n’est pas possible, tu as juste collé quelques centimètres de papier, je voudrais savoir ce qu’est devenue ma marchandise. Allons, assez plaisanté, Bouzille, rends-la-moi !

Le chemineau, brusquement, éclata de rire :

— Vous la rendre, mais ce n’est pas possible. J’aime autant vous l’avouer, voilà longtemps qu’elle est digérée.

— Digérée ! s’exclama l’artiste, qu’est-ce que cela signifie ?

— Eh bien, ça signifie que je me suis tapé la tête avec. Vous savez, avec un peu de sucre en poudre, c’est pas plus mauvais qu’autre chose.

Sunds était tellement abasourdi par l’aveu du bonhomme qui lui servait parfois de modèle qu’il ne trouva rien à répondre.

Au surplus, le temps passait et il fallait faire vite. Sunds avait de nombreux emballages à terminer et ceux-ci ne pouvaient pas attendre. Il s’agissait pour le Danois de faire conduire le soir même, en plein bois de Boulogne, une série d’objets vrais ou faux qui lui appartenaient ou étaient confiés à sa garde et qu’il fallait faire figurer à l’Exposition de l’Art en plein air organisée au château de Bagatelle. Cette exposition ouvrait le lendemain, et Sunds désormais désigna à Bouzille une grande caisse à claire-voie presque entièrement montée, et lui annonça :

— Tu vas t’occuper de finir cette caisse. Qu’elle soit solide. Je te la recommande. C’est là-dedans qu’on va mettre le tableau de Rembrandt qui appartient à M. Faramont. Je suis chargé par le bâtonnier de le transporter à Bagatelle, et naturellement nous devrons en prendre le plus grand soin.

— Comptez sur moi, déclara Bouzille, qui, dans le désordre de la pièce cherchait, mais en vain, un marteau.

Sunds, tout en procédant à d’autres emballages, se frottait les mains à l’idée que ses affaires allaient de mieux en mieux.

Il entrevoyait malgré tout la fin de ses préparatifs. Encore quelques heures de travail et l’on serait prêt.

Sunds n’avait plus d’ennui depuis la fâcheuse aventure dont le bâtonnier, son client, avait été victime à Ville-d’Avray et dont la responsabilité avait failli rejaillir sur lui. Le Danois était sorti blanc comme neige de cette affaire dont la police recherchait toujours les coupables.

Il était fort indifférent à Sunds qu’on les trouvât ou non. Ce qui lui importait et lui plaisait, c’est qu’il était très bien avec le bâtonnier et avec Mme Faramont, laquelle était de plus en plus certaine que la mystérieuse agression contre son mari était bien l’œuvre de Fantômas.

Bouzille qui s’était éloigné accourut précipitamment.

— Dites donc, fit-il d’un air important, il y a là quelqu’un qui veut vous parler, un homme très chic habillé de bleu.

— M’en fous ! cria Sunds. Je n’ai pas le temps.

Bouzille qui serrait une pièce de cinq francs qu’on venait de lui donner, insista :

— Vous avez tort, c’est un homme qui a l’air très chic, peut-être est-ce un client riche qui vient vous faire une commande.

— Eh bien, fais-le entrer dans mon salon.

— Le salon ? qu’est-ce que c’est ?

— C’est la petite taule carrée et sans fenêtre qui se trouve au bout de l’atelier. Tu sais bien ? Qui a une table à jouer, un divan et un vieux poêle !

— Ah très bien, fit Bouzille, fallait le dire que le salon c’était le trou noir aux débarras.

Bouzille s’éclipsa un instant, alla conduire le visiteur à l’endroit indiqué et Sunds, prévenu qu’on l’attendait là où il l’avait commandé, se dirigea à son tour vers le local somptueusement baptisé « salon ».

Le Danois se trouva en présence d’un homme vraiment fort bien mis. Il était vêtu d’un complet sombre, de coupe irréprochable, une grosse chaîne de montre en or s’étalait sur son gilet, il portait une forte moustache noire et son regard était dissimulé derrière des verres bleus.

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Vous ne me connaissez pas, répondit le personnage d’une voix nette et catégorique. Un peu plus tard, pourtant, je vais vous dire qui je suis. D’ailleurs, auparavant, nous serons d’accord et vous m’aurez obéi.

— Ah ?

Daniel, cependant, venait de rentrer avec le paquet de clous qu’il était allé acheter. Il arrivait à peu près dix minutes après le moment où Sunds avait pénétré dans son salon pour y rejoindre l’inconnu.

Le jeune garçon eut un sursaut d’étonnement en apercevant à un moment donné Bouzille qui, traversant l’atelier, gagnait la courette extérieure et allait indiscrètement se placer près de la porte du salon avec l’intention bien nette, semblait-il, de regarder par le trou de la serrure ou d’y coller son oreille. Bouzille était curieux comme une commère, c’était là son moindre défaut.

L’ancien chemineau, toutefois, avant de mettre à exécution son projet indiscret, regarda derrière lui. Apercevant Daniel qui l’observait, il lui fit un signe de la main. Le jeune garçon s’approcha. Comme il arrivait auprès de Bouzille, celui-ci, qui avait déjà entendu quelque chose de la conversation de Sunds et de son visiteur, fit de grands gestes pour lui signifier d’approcher avec précaution, mais rapidement aussi, afin d’entendre également.

Daniel hésita un instant, puis, écouta sans prêter grande attention. Mais à peine avait-il entendu quelques mots qu’il pâlit, et, sans plus se préoccuper de Bouzille, colla son oreille à la porte.

À l’intérieur de la pièce l’inconnu déclarait d’une voix nette et catégorique :

— Je veux qu’il en soit ainsi, et il me faut ce tableau !

On entendit Sunds répondre :

— Mais c’est difficile, très difficile, pour ne pas dire impossible.

L’artiste ajoutait d’une voix inquiète :

— D’ailleurs, c’est très grave ! Vous me demandez en somme de me déshonorer, de me perdre ?

— Imbécile ! reprit la voix de l’inconnu. Ce n’est pas se perdre que gagner une fortune.

L’homme continuait :

— D’ailleurs, si tu ne veux pas, tu en seras puni.

— Que me ferez-vous ?

— C’est bien simple. J’ai toutes les preuves voulues pour te faire pincer dans l’affaire de Ville-d’Avray. Sais-tu bien que rien n’est plus facile que de te compromettre dans cette histoire ?

Le Danois protesta :

Mais je suis innocent de l’attentat. Je n’ai rien médité contre le bâtonnier.

— Aucune importance. La police qui n’a pas encore trouvé de coupable et qui sans doute ne le trouvera pas, selon son habitude, sera fort contente qu’on lui en apporte un, bien à point, compromis de la façon la plus irréfutable. Et je te prie de croire que je m’entends à merveille pour faire condamner les gens, surtout lorsqu’ils ne le méritent pas.

— Mon Dieu, je suis perdu.

— Tu es sauvé au contraire, imbécile, car tu vas être riche ! Songe donc que c’est la fortune que je t’apporte. Et tu aurais l’audace d’hésiter ? Non, vraiment, on n’est pas stupide à ce point. D’ailleurs, je ne t’offre pas le choix : je veux que tu agisses. Et tu agiras.

Il semblait que, peu à peu, Sunds fût subjugué par l’ascendant évidemment communicatif de son interlocuteur. Après un court silence il interrogea :

— Mettons que je vous obéisse, reste à savoir comment on pourra procéder.

— Ça, c’est ton affaire. Tu as toute la journée pour réfléchir, débrouille-toi comme tu l’entendras.

La conversation continua sur un ton plus bas. Daniel et Bouzille n’entendirent plus rien.

Le jeune homme et le chemineau, cependant, pressentant que l’entretien allait finir, quittèrent leur poste d’observation.

Ils s’écartèrent l’un de l’autre. Daniel rentra dans l’atelier, Bouzille s’enfuit sous le hangar, à l’autre extrémité de la cour, et, ayant enfin découvert un marteau, il se mit à taper furieusement sur une caisse qu’il s’agissait de refermer.

Bouzille, cependant, avait perdu toute sa gaieté première. Il songeait :

« Je mettrais ma tête à couper que c’est la voix de Fantômas que j’ai entendue.

Depuis longtemps le visiteur mystérieux s’était retiré et si Bouzille était soucieux, si le jeune Daniel était troublé, Érick Sunds ne paraissait guère plus tranquille.

Le négociant en antiquités disparut pendant quelques instants pour s’en aller déjeuner, puis il revint, sombre, et acheva ses préparatifs.

Il devait s’en aller à deux heures chez le bâtonnier, pour y prendre le fameux tableau.

Il dit à Bouzille :

— Tu me retrouveras à Bagatelle, vers quatre heures. J’ai besoin de toi pour m’aider à mes installations.

Puis, pendant une heure encore, Sunds resta dans son atelier, en tête à tête avec le petit Daniel, auquel il ne dit pas une seule parole.

Le jeune homme, d’ailleurs, se gardait bien d’interroger le Danois.

Au moment de partir, celui-ci, toutefois, changea complètement d’attitude, son visage s’éclaira, il appela :

— Daniel, mon petit, va donc me chercher ma boîte à couleurs.

Et tandis que le jeune homme s’éclipsait, Sunds murmurait :

— Je crois bien que j’ai trouvé la combinaison. C’est risqué, sans doute, mais si ça passe, c’est magnifique.

***

Rue d’Amsterdam, chez le bâtonnier, le dîner s’achevait.

— Allons dans mon cabinet, dit Me Faramont à Keyrolles, venu partager avec lui le repas du soir.

Et lorsque les deux hommes furent en tête à tête, le bâtonnier dit à son beau-frère :

— Maintenant, mon cher ami, réglons nos petites affaires. Donnez-moi cette police.

M. de Keyrolles tira de sa poche un document imprimé sur gros papier, avec un en-tête en couleurs.

— Voilà les deux exemplaires, fit-il, vous allez m’en donner un et garder l’autre.

Faramont parcourut la police d’assurance, il signa l’exemplaire destiné à son beau-frère, le lui rendit et dit :

— Je vous remercie de m’avoir préparé cette police, et je suis plus tranquille maintenant. Certes, je n’ai rien à craindre à Bagatelle où toutes les précautions sont prises pour que l’on n’abîme pas les œuvres d’art, mais enfin on ne sait jamais ce qui peut arriver. Un incendie, par exemple…

Keyrolles lui expliquait :

— Votre tableau, mon cher, je l’ai assuré contre tous les risques possibles pour une somme de cinq cent mille francs. L’incendie, la détérioration, la malveillance, et même contre le vol. J’ai fait la prime la plus modeste possible, mais il vous en coûte cinq cents francs et cela à partir du moment où le tableau quitte votre domicile, jusqu’au moment où il y rentrera.

Me Faramont tendit un billet de banque à son beau-frère.

— Je paie, disait-il, et j’ajoute que je paie comptant, car cette assurance me rassure pleinement, et je ne regrette en aucune façon la petite dépense qu’elle m’occasionne.

M. de Keyrolles remit la quittance à son beau-frère, et celui-ci l’enferma dans son tiroir. À ce moment, un domestique vint prévenir le bâtonnier :

— M. Sunds est là, avec une caisse, faut-il le faire entrer ?

— Mais, bien entendu, s’écria le bâtonnier.

M. de Keyrolles, cependant, prenait congé de son beau-frère.

— Il se fait tard, dit-il, il faut que je rentre.

Le bâtonnier ne le retint pas. Il reçut Sunds cordialement :

— Eh bien, mon cher, fit-il, voilà le moment venu de mettre l’oiseau rare dans sa cage.

Amical, il posa la main sur l’épaule du Danois, et, passant avec lui dans le salon, alla se placer devant le tableau de Rembrandt. Les deux hommes le considérèrent avec ravissement.

L’œuvre du maître était superbe, en effet. Elle représentait un pêcheur qui péchait, par-dessus le parapet d’un pont. Le visage du personnage était éclairé par un rayon rougeoyant de soleil couchant, ce qui donnait aux joues et aux mains du pêcheur des teintes basanées du plus bel effet.

— Le superbe tableau, fit Érick Sunds, dont le regard légèrement embarrassé allait de l’œuvre d’art au visage en extase du bâtonnier.

Me Faramont déclarait avec enthousiasme :

— Ce sera le clou de l’exposition, on parlera partout de ce tableau.

Et Sunds, presque à mi-voix, murmura :

— Oui, on en parlera…

Une heure plus tard, aidé d’un domestique et du bâtonnier lui-même, car Me Faramont s’était réservé cette journée pour surveiller l’importante opération de l’emballage, le tableau était prêt à partir, solidement fixé dans sa caisse.

Le bâtonnier envoya chercher une voiture et, lorsque Sunds eut descendu la caisse et le tableau, avec l’aide d’un domestique, Me Faramont déclara :

— Ma foi, je vous accompagne. J’attends bien un client, mais à cinq heures seulement, j’ai le temps d’aller là-bas et de revenir.

— Excellente idée, fit Sunds, venez.

— Mon Dieu, quel désordre, s’exclama le bâtonnier quand on fut arrivé à Bagatelle.

Me Faramont n’exagérait guère.

La cohue la plus insensée régnait aux abords du château. Ce n’était que caisses mélangées, d’objets d’art, de tableaux de maîtres, un peu partout.

Le désarroi de la boutique de Sunds n’était rien à côté de celui qui régnait à Bagatelle. Il y avait là environ trois cents personnes qui exposaient et s’adressaient aux gardiens de Bagatelle toutes en même temps.

Mais quelqu’un de plus affolé encore c’était, sans contredit, le président de la Société des Artistes Internationaux, M. Marquelet, qui, agité comme la mouche du coche, allait et venait, bousculant tout le monde et gênant ceux qui par hasard faisaient quelque travail utile.

Derrière une caisse plus grande que les autres, Sunds découvrit Bouzille, profondément endormi.

— Ah te voilà, animal ! cria-t-il. Viens donc m’aider à décharger le camion.

Bouzille sursauta, secoua sa torpeur, puis apercevant le bâtonnier, il se confondit en salutations respectueuses.

« Un homme, pensa-t-il, qui est assez riche pour posséder un tel tableau, doit certainement donner des pourboires. »

Et avant d’avoir rien fait, Bouzille était tout prêt déjà à tendre la main.

M. Marquelet, malgré son ahurissement, vit le bâtonnier et le reconnut. Il se montra aimable avec cet exposant qui, gracieusement, prêtait une œuvre qui allait certainement attirer tout Paris à Bagatelle.

— Merci, mon cher maître, merci, votre Rembrandt va faire le succès de notre exposition.

Puis, répondant à une question de Sunds, il lui dit :

— Parbleu, nous avons réservé au Rembrandt de Me Faramont la meilleure place. Vous allez pouvoir l’installer sur le panneau de fond, dans le salon d’honneur. Toutefois, je vous conseille d’attendre jusqu’à demain matin ou alors de l’accrocher ce soir pour éviter les accidents. Vous comprenez que nous tenons à prendre les plus grandes précautions pour qu’il n’arrive rien à ce superbe Pêcheur à la ligne.

— Et c’est demain l’inauguration ?

— Demain à dix heures, dix heures précises, assura M. Marquelet.

Le bâtonnier se tourna vers Sunds, et lui désignant d’un geste le désordre qui régnait :

— Jamais ce ne sera prêt.

— N’ayez donc aucune crainte, mon cher maître ! C’est toujours la même chose dans les expositions. Il semble la veille qu’il y a encore pour quinze jours de travail et le lendemain lorsqu’on ouvre, tout est au point.

Le bâtonnier consulta sa montre. Il fit une grimace :

— Sapristi, j’oubliais de m’en aller, je suis attendu chez moi à cinq heures.

Comme s’il paraissait heureux de le voir partir, Sunds, avec une certaine précipitation, lui tendit la main.

— Adieu donc, fit-il, à demain.

— Pourvu qu’il n’arrive rien à mon tableau, je suis ennuyé de le quitter avant qu’il ait été accroché.

Le Danois rassura le bâtonnier :

— Je ne bouge pas, fit-il, avant d’avoir installé moi-même le Rembrandt sur le panneau de fond qui lui est réservé.

Rassuré, l’avocat se retira.

Bouzille courut après lui pour lui chercher sa voiture, mais l’avocat était plus rapide que l’ancien chemineau et Bouzille en fut pour sa course :

— Pas de veine, déclara-t-il, tout essoufflé, encore un pourboire qui passe à l’as.

Indigné, il revint se mêler à la foule des gardiens et des ouvriers qui se hâtaient de finir l’installation.

Les salles d’exposition, peu à peu, prenaient tournure. Les murs se garnissaient de cadres contenant des tableaux, des gravures. Dans les vitrines on installait des statuettes, des vases, d’intéressants moulages et M. le Président des Artistes Internationaux commençait à se calmer.

À sept heures du soir tout était terminé, chacun en se retirant éprouvait le besoin, bien légitime d’ailleurs, d’aller jeter un coup d’œil sur le Pêcheur à la ligne de Rembrandt qui faisait un effet magnifique sur le panneau où on l’avait placé.

Exposants et ouvriers étaient tous des artistes. Opinion unanime : l’œuvre est magnifique, ce sera le clou du salon. On en parlerait.

***

— On en parlerait.

Cette phrase revenait comme une obsession à l’esprit de Sunds. Il faisait nuit et le palais de Bagatelle était plongé dans le plus profond silence. Cependant, dans une des caisses remplies de paille que l’on avait repoussées dans un des salons fermés au public avec tous les autres débarras, un léger bruit se produisit. Quelqu’un sortit de cette cachette improvisée et fit quelques pas précautionneux dans la pièce. C’était Sunds.

Pourquoi le Danois était-il resté après la fermeture de Bagatelle ? Comment se faisait-il qu’il ait pu tromper la surveillance des gardiens et demeurer dans le palais alors que tout le monde sans exception aurait dû en être sorti ?

Si Sunds était là, c’était qu’il avait évidemment combiné son séjour à l’avance, sa présence était le résultat indiscutable d’une préméditation. Sunds y était et ce n’était point par hasard qu’il était enfermé dans le palais de Bagatelle.

Le Danois tira de sa poche une lampe électrique dont il projeta autour de lui une lumière sourde. Dans la caisse d’où il venait de sortir, Sunds alla prendre la boîte à couleurs que, dans l’après-midi, il avait recommandé à Daniel de lui apporter après l’avoir préparée, puis, à pas de loup, quitta la pièce dans laquelle il s’était caché et, traversant les salles désertes du palais, s’en vint dans le salon d’honneur. Il éclaira de sa lampe le Rembrandt et longuement, le considéra. L’artiste était tout pâle alors qu’il regardait l’œuvre.

— C’est égal, murmura-t-il, il faut que j’en aie un fier toupet ! Ah, je suis propre. Quelle fripouille, je me dégoûte moi-même et ce n’est pas tant à l’idée de ce que je vais faire que de savoir le risque que je vais courir par ma faute, car cette œuvre merveilleuse est vraiment unique. Enfin c’est la fortune assurée et je suis trop pauvre pour cracher dessus et puis, d’ailleurs, je n’ai pas le choix. L’autre me l’a bien dit, il faut lui obéir sans discuter.

Sunds brusquement éteignit sa lampe.

— C’est fou, ce que je fais ! Je sais bien qu’il y a des volets pleins le long des fenêtres, mais enfin, il est inutile de faire de la lumière ici. De l’extérieur, les gardiens pourraient la voir. D’ailleurs je ne puis rien tenter avant le jour.

Après un instant de réflexion, l’artiste continuait son monologue :

— Le jour, en cette saison, se lève à quatre heures du matin, nul ne viendra avant huit heures, j’ai donc le temps d’agir.

Il poussa un soupir et proféra :

— Ils disaient tous cet après-midi : « On en parlerait, du tableau de Rembrandt. » Ah oui sans doute, on en parlerait. Et plus encore qu’il est possible de l’imaginer.

Après un silence, il ajouta :

— C’est abominable ce que je vais faire, mais il n’y a pas à dire, aussi, c’est rigolo.